Article du docteur Thomas Orban
Dépistage et intervention brève en alcoologie(1)
Par le Dr Thomas Orban (2)
Les problèmes liés à l’alcool, au même titre que ceux liés au tabac, sont notre pain quotidien. Malheureusement, cette consommation est trop souvent banalisée et les excès considérés comme normaux. Or, la « rentabilité » du dépistage et de l’aide au sevrage est énorme en prévention de nombreuses pathologies liées à l’alcool. Mais quels sont les seuils de consommation à problèmes ? Comment dépister ? Comment sensibiliser ? Et est-ce utile et efficace ? Cet article fait le point sur la question.
La consommation excessive d’alcool concerne :
- 1/4 de la clientèle masculine des MG français, 1/10 de la clientèle féminine;
- 1/4 des hospitalisés;
- 1/4 des passages aux urgences;
- 1/4 des personnes incarcérées (entrant avec une dépendance à l’alcool);
- 1/3 des morts sur la route;
- la moitié du coût social des drogues.
Et pourtant, lorsqu’on parle d’alcool, on pense le plus souvent aux alcoolo-dépendants… mais les chiffres parlent d’eux-mêmes : les « autres » sont plus nombreux. Et sans doute passent-ils plus inaperçus. Il existe très certainement un continuum entre la consommation excessive et l’alcoolo-dépendance.
Alors, comment dépister les buveurs excessifs et comment les prendre en charge sans y perdre nos journées et nos efforts ? C’est le but de cet article que de tenter d’y répondre.
Définitions
Figure 1: pyramide de Skinner: le risque d’alcool (étude Probex SSMG-SPE).
Le buveur excessif
Un buveur excessif est une personne qui se met en danger par sa consommation d’alcool sans être actuellement alcoolodépendante. Il existe deux catégories de buveurs excessifs:
- les buveurs à risque: ces patients ne présentent actuellement pas de problèmes liés à leur consommation d’alcool mais ils dépassent un seuil de consommation hebdomadaire d’alcool au-delà duquel il y a un risque pour la santé, nous le savons par différentes études épidémiologiques;
- les buveurs à problème: ces patients présentent un problème de santé que l’on peut mettre en lien avec leur consommation d’alcool. Ce problème peut être physique, psychique ou psychosocial. Quelques exemples de problèmes: dépression, insomnie, HTA, anxiété, toxicomanie, trouble psychique, humeur dépressive, problème de couple, hyperlipidémie, diabète, tabagisme, absentéisme, …
L’alcoolodépendant
La dépendance est définie par la survenue simultanée d’au moins trois parmi les sept critères suivants:
- tolérance augmentée;
- symptômes de sevrage (tremblements, anxiété, sudation, épilepsie à l’arrêt de l’alcool);
- difficultés à contrôler la quantité d’alcool consommée;
- préoccupation liée à l’approvisionnement;
- désir persistant et infructueux de diminuer ou d’interrompre la consommation.
- répercussions négatives de la consommation sur les loisirs et la vie sociale.
- consommation persistante malgré des problèmes de santé physique ou psychique.
Seuils
Les seuils sont de 21 unités ou verres standard pour les hommes (par semaine), et de 14 unités ou verres standard pour les femmes.
L’unité ou verre standard représente un verre de consommation à +/- 10g d'alcool.
Repérage
Il existe plusieurs moyens de repérer un «problème-alcool» chez nos patients.
La clinique est un moyen conforme aux habitudes mais les troubles sont tardivement détectés et les symptômes sont peu spécifiques.
La biologie clinique est également un moyen conforme aux habitudes, elle n’est pas influencée par le discours du patient mais les troubles sont tardifs, les examens ont une faible sensibilité et une faible spécificité. Ils ont par contre un coût.
Les questionnaires de repérage ont eux un coût faible et sont sensibles précocement. Ils ne font cependant pas partie de nos habitudes, nécessitent de l’organisation et une répétitivité. Ils peuvent donc être très utiles en médecine générale. La commission alcoologie de l’Institut de Médecine Préventive (SSMG) utilise cette technique de repérage dans deux études en cours: PROBEX et REPEX. Le test de repérage Audit est disponible sur le site web de la SSMG.
- PROBEX est une étude recherche-action menée conjointement par l’école de santé publique de l’Université de Liège (Pr Gosset) et par la SSMG. Elle a eu lieu en communauté française sur une durée de 3 ans et se termine actuellement. Elle vise à repérer les buveurs excessifs dans les patientèles des médecins généralistes participants au moyen de questionnaires de repérage. Une prise en charge de ces consommations excessives est ensuite proposée par le MG aux patients dépistés.
- REPEX est une étude internationale menée en médecine générale à laquelle participe la Suisse, la France et la Belgique (SSMG). Elle vise à déterminer l’acceptabilité en pratique courante de trois questionnaires de repérage différents (AUDIT, DAME, questionnaire de santé intégré). REPEX permettra, c’est un espoir, de déterminer «le meilleur choix» dans ce type de questionnaire de repérage.
- AUDIT est un questionnaire de repérage des buveurs excessifs qui comporte dix questions différentes, pouvant chacune susciter plusieurs réponses possibles. Il convient pour être utilisé soit en salle d’attente, soit au cours d’un contact direct entre patient et médecin. Je vous conseille d’aller y jeter un coup d’œil pour établir votre propre score. Pour info, un test AUDIT est positif si le score est supérieur ou égal à 6 pour une femme et 7 pour un homme!
Intervention brève
L’intervention brève consiste en une intervention alcoologique de courte durée destinée aux patients repérés (buveurs excessifs). L’objectif de celle-ci est d’obtenir une diminution de la consommation du patient. La littérature montre des durées d’intervention très variées : cela peut aller de quelques minutes à une demi-heure !
Mon expérience personnelle montre que quelques minutes suffisent, même si en fonction du patient et des conditions de consultation, on peut consacrer plus de temps.
71 % des MG n’y croient pas, or plusieurs études ont démontré son efficacité ! Elle nécessite un minimum de temps. Elle permet au généraliste d’avoir une place centrale dans le domaine de la santé publique. Elle a pour objectif de provoquer chez les patients qui y sont prêts un changement dans leur consommation d’alcool. Elle cherche à être suffisamment brève pour être systématisable. Elle respecte les grands principes de l’intervention alcoologique : empathie, absence de jugement, respect du choix du patient… Elle suit un plan simple
L’INTERVENTION BRÈVE MINIMALE OU ULTRA-BRÈVE |
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Ce type d’intervention, au schéma très simple, donne des résultats positifs. Des livrets informatifs et des fiches sont disponibles à la SSMG, que ce soit sous forme papier ou sur support informatique.
L’INTERVENTION BRÈVE |
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Il n’est pas nécessaire de suivre ce schéma point par point pour réaliser une intervention brève. Un ou deux de ces points sont déjà très utiles. Chez un patient qui vient de passer un test de repérage (audit), il est bon de commencer par la restitution du test accompagnée de quelques mots d’explication sur le risque alcool ainsi que sur la notion d’unité ou verre standard.
Plus le médecin se familiarisera avec l’intervention brève, plus il apprendra à jongler avec les différents points et les différents outils (fiches et livrets) en fonction du temps disponible et du patient qu’il a devant lui.
La restitution du test de repérage
C’est une étape importante pour la bonne compréhension du patient : le test sert à ouvrir le dialogue, son résultat n’a pas une valeur « indiscutable » (cependant l’audit présente une bonne sensibilité et une bonne spécificité), mais il permet de partir de « l’interprétation courante » de la valeur du score. Il permet également de percevoir les attitudes courantes du patient face à l’alcool. Aborder le risque alcool permettra d’avoir une base saine et commune à la discussion sur le thème alcool. En effet, « risque alcool » est souvent confondu avec « alcoolisme » ou avec « alcoolo-dépendance » alors qu’il n’en est rien. On peut même insister sur la « normalité » sociale de la consommation excessive en montrant que ce qui est socialement normal comme consommation peut déjà représenter un risque pour la santé. Il y a là un risque inconscient que nous pouvons aborder. Un des pivots de l’explication du risque alcool sera bien entendu la notion d’unité et l’abord des seuils. L’intérêt de la réduction est justifié sur le plan individuel du patient et non par des données statistiques ; le point de départ peut être un éventuel dommage déjà ressenti par le patient (cf. la liste des « problèmes »). Le MG peut suggérer une liste de bénéfices et demander l’avis du patient sur l’avenir qu’il est prêt à donner à cet entretien. Si le patient répond de manière positive, il existe différentes méthodes utilisables pour réduire sa consommation : réduire la fréquence, réduire l’intensité, changer les habitudes, repérer les circonstances où l’on boit le plus, définir des conduites de rechange, se donner des points de repères. Un journal de bord peut être utile à cette démarche.
Une intervention brève peut se dérouler au cours d’une seule consultation mais il peut également se prolonger au cours d’autres consultations. Il reviendra au MG de déterminer la poursuite de l’intervention brève en fonction de l’intérêt du patient, de la disponibilité du médecin, de la dynamique de l’intervention. Personnellement je trouve qu’il est bon d’y revenir un an au plus tard après le premier entretien sur le sujet alcool.
Conclusions
Repérer, évaluer, conseiller sont les maîtres mots du DIB (dépistage et intervention brève). Ils font partie de la vie quotidienne du médecin généraliste dans bien d’autres domaines. L’alcool peut être un domaine comme un autre où nous pouvons appliquer ces principes de manière simple mais rigoureuse. Les réticences du médecin à entreprendre cette démarche sont souvent plus nombreuses que celles du patient. ❚
Bibliographie
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DANS LA PRATIQUE, NOUS RETIENDRONS
La rédaction |
(1) Cet article est paru dans « La Revue de Médecine Générale, n°209 Janvier 2004 »
(2) Le docteur Thomas Orban est Médecin généraliste à 1050 Bruxelles